
Mi-juillet 2… Qu’importe?! En librairie-papèterie. Je demande un livre qu’ils n’ont pas. Au vol, j’attrape quelques cahiers. J’en ai toujours une petite réserve à la maison: une coutume préscolaire jamais abandonnée.
Deux caisses, deux caissiers, deux longues queues. J’entre en ma patience tout en sachant que mon mari et notre petite-fille m’attendent non loin de là, en train de savourer nonchalamment une bonne glace. Toutefois, je commence à piétiner de manière quelque peu équine en inspectant distraitement les alentours.
Devant moi : une dame, son chien, que j’ai failli ne pas voir et donc écraser, (Depuis quand les chiens sont-ils autorisés à entrer dans les magasins?), et ses deux filles: l’une d’environ douze-quatorze ans et l’autre d’une dizaine d’années. La mère, qui tient en laisse le lilliputien canidé d’un pelage noisette-miel bien lustré, est tout en noir: pantalons et pull en tricot moulant, chevelure mi – longue en aération… en rébellion, et un visage creusé par deux énormes trous charbonnés; par contre, elle a des ongles laqués de rouge Ferrari: impossible de les ignorer. Une main dans la poche, que j’imagine impatiente de porter à la bouche une cigarette de je ne sais pas quoi. La fille aînée, comment était-elle habillée? Et la cadette? Leurs deux visages incolores, proportionnellement adaptés à leur stature, étaient entourés de fils pendouillants et naturellement méchés; seul leurs yeux filtraient là, noirs et immensément béants eux aussi, mais comme en attente de pouvoir aspirer dans leurs abîmes un inconcevable événement.
Ce n’était pas encore leur tour de passer à la caisse. Subrepticement, la fillette tendit le bras vers une table tentatrice aux mille et un stylos multicolores, multi grosseur, multi tout, placée là tout exprès pour les oublieux, n’est-ce pas?! Un hurlement inattendu et prolongé me figea sur place :
– Laisse ça ! Laisse ça, je te dis !
Pas même un cil ne levèrent les caissiers, qui continuèrent insensibles – ou habitués? – leur travail de facturation. La bambine hésitant quelques secondes, les griffes de sa dianesque parente lui arrachèrent le joli stylo des mains pour le tirer sur la table, comme d’un invisible arc, sans trop se soucier de cibler son bon emplacement.
Les deux filles (ainsi que tous les présents) assistaient pétrifiées aux évolutions spectaculaires de leur génitrice théâtralement divinisée. En effet, celle-ci, n’ayant pas encore assouvi sa colère, continua des plus belles en leur faisant mille et remémorants reproches:
– Chaque fois que nous descendons au centre-ville, c’est toujours pareil! Vous n’avez pas honte de vous comporter comme ça?! N’avez-vous pas honte de me faire honte? Le ton se développait en spirales et volutes, le volume s’amplifiait en un baroque crescendo et les mots barbarisaient sa bouche, peu maternelle en cet instant-là, devant les deux petites qui ne souhaitaient qu’une faille s’ouvrît, afin de disparaître illico presto sous terre.
Ma pensée s’absenta alors fouillant ses mottes mnémoniques et retrouva le stylo bic jaune à bouchon noir, dont l’encre noire, déjà ma préférée, savait finement couler en arrondissant les arabesques de mon écriture enfantine… Volé! Quel gros mot, je l’avais juste subtilisé, voyons!, chez ma voisine, comme le plus vital de mes désirs ! Tout ce qui avait trait aux études – et en général à l’écriture – m’était, oui, vital. Et, un jour, même le train postal dut descendre vers le Sud pour m’apporter un étrange sac d’école à la mode du Nord: deux ceintures (qui furent bien usées et par la suite artistiquement remplacées par le cordonnier du village) pour tenir serrés les livres et les cahiers entre deux planchettes rectangulaires en cuir rouge; le tout retenu par un manche solide; un écusson doré le décorait représentant un lion surmonté d’un cheval à l’intérieur d’une royale couronne. Je l’avais vu dans un catalogue de mode milanais que ma mère-couturière recevait par la poste; j’en avais rêvé longtemps, nuit et jour devant la céleste estampe de la Vierge aux Larmes. Les trente glorieuses avaient bien commencé en Europe, mais au milieu du Mare Nostrum… Mater mea, une statue aphone. Non, pas de cris insensés, publiques et terrassants. Que des regards hypothétiquement menaçants ou punitifs. L’enfance passe vite, mais un geste symbolique, resurgi de loin, avait sournoisement pris – surtout dans la mémoire des autres – l’ampleur d’un axiome répété, exemplaire et pour la vie.
Les spectateurs étaient toujours plus nombreux à la gratuite comédie. La tragédienne en profita. Avait-elle prévu et planifié sa performance ? Elle tressait ses répliques soliloquant et foudroyant les deux jeunes filles. Quel talent de spontanéité programmée!
– À qui le tour? demanda le caissier ne levant qu’un cil.
– Tiens-moi le chien! Et la laisse passa de la main de la mère à celle de la fille aînée. Elle paya rapidement on ne sait quoi. Elles s’éclipsèrent toutes les trois comme par enchantement.
Après m’être acquittée moi aussi, alors que je me dirigeais vers la sortie, j’aperçus mon mari suivi de notre blonde petite-fille, laquelle se léchant les babines encore doucereuses de glace au chocolat, s’approchait – aimantée – de la fabuleuse pyramide de stylos:
– Veux-tu…? était-il en train de lui dire (ah! les grands-parents qui ont mis la sévérité aux oubliettes…) en indiquant des yeux le bel arc-en-ciel d’encre.
Alors moi, qui avais précédemment assisté à la plus classique des tragédies, je cherchai – implorante – le regard de mon mari et, du bout des lèvres bien serrées, tout en bougeant les pupilles, je le suppliai – S’il te plaît… – de ne pas insister et de nous envoler plutôt tous les trois – et au plus tôt – vers la sortie!
Grazia Bernasconi-Romano